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Entretien avec Lennart Meri. Politique Internationale n° 86 1999/2000
31.01.2000

Président de l'Estonie depuis 1992


Monsieur le Président, l'Estonie a fait le choix de l'Europe. N'est-ce pas lą un choix difficile compte tenu des pressions qu'exerce la Russie ą vos frontičres ?

Notre identité européenne est si évidente que je suis toujours consterné d'entendre dire que l'Estonie a pris la décision de ''faire partie'' de l'Europe. Nous ne sommes pas une īle flottant au hasard qui chercherait ą s'accrocher ici ou lą. Nous appartenons ą l'Europe depuis l'Empire romain. Ce ą quoi nous assistons, en réalité, c'est au retour de l'Europe dans les régions d'oł elle s'était repliée avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette nouvelle Europe tourne la page des accords de Munich, du pacte Molotov-Ribbentrop et du partage de Yalta.
Voilą la vérite!
J'en viens ą votre question. La pression aux frontičres de l'Estonie, mais aussi de la Lettonie oł de la Lituanie a été considérable en 1990, lorsque par exemple des gardes-frontičres lituaniens ont été assassinés dans des conditions encore obscures. Mais le passé et le présent sont comme le jour et la nuit. Les lecteurs franēais n'ont peut-źtre pas relevé le fait que l'ex-président Boris Eltsyne a officiellement érigé une borne sur la frontičre russo-estonienne. Symbole encore plus significatif, des installations frontaličres modernes aussi bien du cōté estonien que du cōté russe permettent un passage rapide de la frontičre aussi bien aux personnes qu'aux marchandises et les gardes-frontičres des deux pays ont une expérience de coopération correcte, efficace voire amicale d'une part dans la lutte contre le passage clandestin, la contrebande ou le trafic d'armes et d'autre part dans les opérations humanitaires. Votre question m'oblige ą faire référence ą un épisode récent, ce que je fais d'ailleurs ą contre-coeur, car pour l'Estonie cela va de soi: des marins russes en difficulté dans le golfe de Finlande ont été sauvés, ą la demande de la garde-frontičre russe, par la garde-frontičre estonienne.

Comment cet attachement ą l'Europe se manifeste-t-il ?

Il s'est d'abord manifesté ą travers la religion catholique. Savez-vous que le premier évźque d'Estonie, au XIIIe sičcle, ne fut ni un Suédois, ni un Finlandais, ni mźme un Allemand, mais un Franēais, Mgr Fulco? Le protestantisme a ensuite trouvé ici une terre d'élection. La cité de Tallinn a échangé une longue correspondance avec Martin Luther. L'emblčme de l'Estonie — trois lions allongés — figure dans les armoiries de la Maison des Windsor et du Danemark.
Certes, nous avons subi l'influence russe. Mais bien que cette période de soumission ą la couronne des Romanoff ait duré 190 ans, l'Estonie n'en a pas moins conservé son régime administratif et ses valeurs européens. On peut comparer l'Estonie ą la Finlande ou au Schleswig-Holstein, qui eux aussi appartenaient aux domaines des Romanoff. La différence entre l'Estonie et la Russie a été de tous temps incomparablement plus grande que celle entre la France et l'Allemagne. Cela tient ą la force de notre identité, autrement dit ą l'ampleur de notre différence culturelle et je suis convaincu, connaissant la France, de ce que le rōle de la culture en Estonie ne manquera pas de vous intéresser. Il est en effet tout ą fait particulier. Les proprétaires fonciers étaient pour la plupart des barons allemands de la Baltique, lesquels étaient ą l'origine de tensions permanentes. Ils constituaient en mźme temps une part de l'identité culturelle estonienne et, avec les Estoniens de souche, ont défendu l'Estonie contre les tentatives russificatrices de Moscou. La spécificité estonienne était tellement évidente, notamment aux yeux des observateurs éloignés, que Léouzon le Duc, le frčre du célčbre architecte, a publié en 1855 ą Paris un ouvrage dans lequel il affirmait que l'indépendance politique de l'Estonie n'était qu'une question de temps. Au tournant du sičcle, Paris était la capitale des écrivains, des peintres et des sculpteurs estoniens, et l'emblčme de la Révolution franēaise, ''Liberté, égalité, fraternité'', nous a accompagnés tout au long de la Guerre de Libération de 1918 – 1920, alors que nous devions nous défendre contre le bolchevisme déferlant de l'Est. C'est pourquoi j'apprécie hautement la phrase du président Chirac disant que l'Estonie est le bastion le plus septentrional de la francophonie. Il faut connaītre les réalités estoniennes, pour comprendre comment, au mois d'aoūt 1991, notre Etat a été capable de reprendre son existence au point oł elle avait été interrompue le 17 juin 1940 par l'occupation soviétique et a su orienter sans pertes de temps sa législation vers l'Union européenne et vers l'OTAN.

Le traité qui délimite vos frontičres avec la Russie a été paraphé mais pas encore signé. Ce retard vous inquičte-t-il?

Nous avons dit plus d'une fois que le plus beau cadeau que nous puissions faire ą la Russie serait de lui offrir, sur son flanc occidental, une frontičre sécurisée avec l'Union européenne. Compte tenu de tous les ennuis que la Russie a en ce moment, et qu'elle aura dans un futur proche, avec son flanc du sud, je crois que ce serait une bonne chose pour elle.

Ne serait-ce pas plutōt un cadeau du gouvernement russe? C'est lui qui temporise pour signer le traité…

Mieux qu'un traité, nous avons une frontičre qui fonctionne — la frontičre la plus moderne de tous les pays membres de l'Union européenne, aussi moderne que celle qui sépare la Finlande de la Russie. Mais je suis d'accord avec vous: les Etats ne se font pas de cadeaux. Ils cherchent un équilibre pour leurs intérźts nationaux, y compris pour les intérźts de leur sécurité nationale.

Vous souhaitez néanmoins que la Russie officialise cette frontičre…

Elle est déją officielle! L'Estonie a réussi ą construire une frontičre sūre et efficace. Nous n'avons jamais été des enfants gātés. Tout ce que nous avons obtenu jusqu'ą présent, nous le devons ą notre travail acharné.
Au-delą des discours, ce qui nous intéresse, c'est la réalité. Or la réalité montre que les traités du sičcle dernier se sont malheureusement avérés des chiffons de papier. A quoi a servi le traité entre la France et l'Allemagne en 1939? Quant ą nous, avant la Deuxičme Guerre mondiale, nous étions liés ą l'Union soviétique par seize accords! Apparemment, cela n'a pas suffi ą garantir notre indépendance…

En raison du ''joint security agreement'' qu'elle vous a offert en mai 1997, la Russie vous interdit de facto d'źtre membre de l'Otan. Moscou ''aboie'' chaque fois que vous faites mine de vous rapprocher des structures atlantiques…

Je peux comprendre jusqu'ą un certain point les raisons pour lesquelles la rhétorique russe est tellement anti-Otan. Les racines de ce mode de pensée cinquantenaire remontent ą l'époque stalinienne et demandent pour disparaītre au moins une génération. Mais il se trouve qu'en matičre de sécurité, nous n'attachons gučre d'importance ą la rhétorique politique. L'Otan n'a plus exactement le mźme fonction que lors de sa création. C'est désormais une alliance de défense et de coopération. Mźme la Russie a voulu faire partie de certaines de ses enceintes. Vous pouvez contester la sincérité de cette volonté. Il n'en demeure pas moins que l'Alliance joue un rōle nouveau dans un monde oł plus personne ne veut remettre en usage le terme de ''guerre froide''. Mais je ne puis źtre d'accord avec votre formule d'aprčs laquelle l'Estonie ''fait mine de se rapprocher des structure atlantiques.'' L'Estonie a affirmé clairement et sans ambiguļté ą l'intention de l'Ouest comme de l'Est que chaque Etat souverain a le droit inaliénable de se choisir le mécanisme de sécurité nationale qu'il estime lui convenir.

Votre intégration ą l'Otan est difficile en raison de l'article 5 de la Charte atlantique qui définit les conditions d'exercice de la sécurité collective et que la Russie voit d'un mauvais œil. Avez-vous réellement besoin, pour assurer votre sécurité, de vous placer sous cette protection ?

Il faut éviter de simplifier les choses ą outrance. L'Otan est une organisation sur laquelle on peut compter et qui a fait un travail merveilleux au cours des cinquante derničres années. Il n'y a pas eu un seul conflit entre ses États membres, pas un seul! Ce n'est pas ą l'article 5 en particulier que l'on doit cette longue période de paix mais ą l'Otan en tant qu’entité transatlantique. L'élargissement n'est dirigé contre personne. L'Otan sait trčs bien que la stabilité appelle la stabilité.
Cela dit, un certain nombre de pays européens membres de l'Otan, comme l'Allemagne et la France, ont considéré qu'ils devaient faire face ą des conflits locaux oł il serait absurde d'impliquer nos amis du Canada ou des États-Unis chaque fois que l'Europe a des problčmes. C'est la raison pour laquelle les Européens ont décidé de se doter d'une défense qui leur soit propre afin d'assurer leur sécurité et de résoudre les conflits politiques et militaires circonscrits au continent. L'Estonie, comme votre pays, a besoin de cette force européenne de défense et est prźte ą jouer le rōle qu’on attend d'elle, dans la mesure de ses moyens. Nous avons, d'ailleurs, déją participé ą certaines missions internationales en Bosnie et au Liban.

Votre adhésion ą cette force européenne vous permettrait-elle de vous passer de l'Otan ?

Non. Il ne s'agit pas lą de margarine, qu'on étale sur les tartines faute de beurre. Les forces européennes de défense et l'OTAN ne sont pas interchangeables. Une identité européenne en matičre de défense donne ą l'Union Européenne avant tout la possibilité de remplir de maničre plus efficace ses obligations politiques et militaires, comme elle le fait par exemple dans l'économie mondiale grāce ą l'euro. C'est lą un moyen de renforcer la bipolarisation du monde.

Le Partenariat pour la paix (2) ne vous a pourtant pas apporté grand-chose…

Vous avez tort. Le Partenariat pour la paix est un outil fort utile destiné ą aider les pays participants ą mettre en place leur propres forces armées et ą accélérer la mise en conformité du matériel et de la chaīne de commandement avec les normes de l'Otan. C'est le premier pas sur notre chemin de l'intégration.

Il n'empźche que la perspective de votre adhésion ą l'Otan ne réjouit ni la Russie ni le Congrčs américain dont on connaīt les réticences face ą un accroissement des engagements des États-Unis dans le monde. On l'a connu plus conciliant lorsqu'il s'est agi d'intégrer la Pologne. Mais il est vrai que, dans ce cas, le lobby polonais n'avait pas ménagé ses efforts…

Nous croyons savoir que l'intégration de l'Estonie doit se faire sur la base d'un consensus entre les États membres de l'Otan. Le moment venu, ce consensus émergera. Quant ą l'argument consistant ą dire que la Pologne a intégré l'Otan parce qu'un grand nombre d'immigrants polonais vivent aux États-Unis et qu'en conséquence l'Estonie ne le sera pas parce que les immigrants estoniens sont trop peu nombreux, il n'a aucun sens. L'Otan n'est pas un club de golf! C'est une organisation internationale consciente du fait que la sécurité est indivisible. C'est une des raisons pour lesquelles l'Otan a pris une part active dans la crise du Kosovo qui ne menaēait ni le Canada ni les États-Unis mais qui mettait en péril la stabilité de l'Europe. Une Europe instable aurait représenté un danger global, en particulier pour l'équilibre des relations transatlantiques.

A quelle date espérez-vous rejoindre l'Alliance ?

Je peux seulement vous dire que ce sera plus tōt que l'on ne s'y attend. Nos forces armées travaillent d'arrache-pied pour źtre prźtes en 2002. L'Otan se prononcera ą cette date-lą.

Etes-vous confiant?

Absolument.

Pensez-vous que tout risque de conflit avec la Russie soit écarté? On sent que le peuple estonien garde une peur viscérale de l'invasion russe…

Je crois manifestement plus que vous ą l'aptitude de la Russie ą devenir un Etat démocratique. Pour vous, l'Estonie accomplit un exploit par le seul fait de vivre et d'oeuvrer aux frontičres de la Russie. Pour nous ce n'est pas un exploit: l'Europe du Nord est notre terre, et nous n'avons pas dans la poche un billet de retour ą Paris...
En cas d'agression, nous sommes prźts ą soutenir une longue guerre de partisans dans la forźt. Moscou le sait, et le choix lui revient : soit politique impérialiste soit une coopération de bon voisinage avec les pays de la mer Baltique. Je suis convaincu qu'elle a compris oł se trouve son intérźt.
Je sais que certains leaders politiques en Russie caressent des visées expansionnistes et n'hésitent pas ą évoquer la restauration des frontičres du pacte de Varsovie. Mais ces extrémistes ne doivent pas źtre pris au sérieux.

Le risque d'instabilité est néanmoins plus grand en Russie qu'en France ou en Allemagne…

Bien entendu. Mźme pour l'Estonie, qui possčde une tradition européenne trčs ancienne, la transition a été laborieuse. Alors, pour un pays comme la Russie qui n'a jamais connu la démocratie parlementaire, il est normal que les choses soient encore plus difficiles.
S'agissant de la Russie, la plupart des hommes politiques européens ont tendance ą négliger le facteur temps. En 1989-1990, les Américains — et les Franēais — ont cru que la toute-puissance du parti bolchevique avait été brisée et qu'en vingt-quatre heures, comme dans un conte de fées, l'URSS s'était transformée en un régime démocratique stable. Cela prend un petit peu plus de temps! En 1990, en Estonie, nous étions encore en train de nous battre pour la restauration de l'État d'avant-guerre (note). Nos relations avec la Russie étaient trčs tendues, ce que de nombreux responsables européens ne comprenaient pas.
L'Estonie a une bien meilleure connaissance de l'histoire de la Russie que la moyenne des Européens. Pour nous, il ne fait pas de doute qu'elle deviendra un jour ou l'autre une démocratie. C'est seulement une question de temps. Nous n'avons jamais pensé que la transformation serait rapide. Les événements nous ont donné raison depuis le début. A certains égards, nous sommes plus réalistes que vous et notre réalisme nous donne un sentiment de sécurité accru.

La Russie ne s'oppose donc pas ą l'adhésion de l'Estonie ą l'Union européenne ?

Il n'est pas toujours facile de savoir ce que pense le gouvernement russe. A supposer qu'on sache véritablement qui est autorisé ą s'exprimer au nom de la Russie. Moi-mźme je ne le sais pas toujours. Pour le moment, c'est le premier ministre Poutine. Mais tout ce que disent les uns et les autres doit źtre replacé dans le contexte de la campagne électorale pour la présidence russe.

Quel est votre interlocuteur privilégié au sein du gouvernement russe? Vous źtes indépendant mais...

Ne dites jamais ''vous źtes indépendant mais''. C'est comme si je disais de la France qu' ''elle est souveraine mais'' parce qu'elle a dévolu une part de sa souveraineté ą l'Union européenne. Quoi qu'il en soit, votre question est embarrassante. Personne ne connaīssait exactement la situation de l'ex-président Eltsine. Attendons de voir le résultat des élections. Ensuite, la Russie entrera — je l'espčre — dans une longue période de tranquillité politique et economique.

L'ouverture économique ne contribue-t-elle pas ą consolider le processus de démocratisation?

N'oubliez pas que la Russie est trčs riche en ressources naturelles. Au-delą de l'agitation politique et des terribles problčmes financiers actuels, les entreprises européennes et américaines sont désireuses de reprendre leur coopération économique avec elle. Dčs ą présent, le secteur économique joue un rōle considérable dans l'orientation de la politique étrangčre du Kremlin. Et cette tendance ira en s'accentuant. A terme, c'est le monde des affaires qui faēonnera la politique de la Russie, ce qui en soi est un phénomčne nouveau pour ce pays. Souvenez-vous, il n'y a pas si longtemps, du poids du Politburo et du Comité central. Au stade oł elle en est, la Russie ne peut pas se permettre de revenir en arričre, de s'isoler derričre un nouveau Rideau de fer. Dans son propre intérźt, elle doit rester un pays ouvert.

Cette évolution sera-t-elle rapide?

La réorientation de l'économie russe n'est pas une question qui saurait se régler d'un coup de plume sur une feuille de papier. Elle suppose notamment, de la part des dirigeants russes, un changement dans leur maničre de penser. Or une telle révolution dans les cerveaux humains demande du temps. Vous pouvez accélérer la vitesse des chars mais pas la marche invisible d'une nation vers son destin.
Aujourd'hui, face aux immenses difficultés que rencontre la Russie, la plupart des Européens sont partagés entre la déception et le découragement. Eh bien moi, je suis de l'avis contraire: c'est justement parce qu'elle fait face ą des problčmes trčs durs qu'elle sera capable de réussir sa mue. La logique économique finira par prévaloir sur l'idéologie partisane.

Vous avez donc foi en la Russie…

Dans le peuple russe autant que dans le peuple estonien.

Fort de cette confiance, pour protester contre la politique de Boris Eltsine en Tchétchénie, vous avez en effet refusé de vous rendre ą la réunion de l'OSCE ą Istanbul. N'avez-vous pas craint d'offenser votre puissant voisin?

Vous connaissez l'adage: offenser un grand pays n'est jamais une politique. Non seulement l'attitude de l'Estonie n'a rien de blessant, mais elle coļncide avec l'intérźt national de la Russie.

L'Estonie a pourtant été le seul membre de l'OSCE ą aller jusque-lą…

C'était, pour moi, une maničre de signifier aux dirigeants du Kremlin que leur politique en Tchétchénie est vouée ą l'échec. Je viens de lire dans la presse que le premier ministre Vladimir Poutine dresse un parallčle entre la guerre en Tchétchénie et la situation en Irlande du Nord. Je laisse cette comparaison ą l'appréciation de vos lecteurs…

En adhérant ą l'Union européenne, l'Estonie risque d'źtre diluée dans un vaste ensemble. Un sondage récent montre que 38 % des Estoniens sont favorables ą l'adhésion, 22 % y sont opposés et 40 % demeurent indécis. Il est vrai que pour un pays qui sort de 190 ans de tutelle russe, la perspective de retomber sous la coupe d'un nouveau protecteur n'est gučre réjouissante. Mais l'Estonie a-t-elle le choix? Pourrait-elle se permettre de rester seule?

Vous venez d'évoquer les 190 ans de tutelle de la couronne des Romanoff et vous oubliez que le sičcle qui vient de s'achever se divise en deux parties - l'une suivant et l'autre précédant la deuxičme guerre mondiale. Notre peuple a rétabli la République estonienne sur la base du droit international, comme je l'ai dit, et de ce fait l'histoire, la culture et les principes, surtout les principes du droit international, jouent en Estonie rōle plus grand que celui qu'ils jouent en France. Ne m'en voulez pas: dans le monde entier, les petits Etats sont plus liés aux principes du droit que les grands Etats, qui, au contraire, sont tentés par la realpolitik, par la raison d'Etat. Le monde n'est pas parfait, et nous en avons eu ą en souffrir dans notre chair plus souvent que la France. Mais les principes sont tenaces et ils redressent la tźte mźme aprčs les chars ou les rideaux de fer, et aujourd'hui ils sont encore plus tenaces qu'il y a dix ou cinquante ans. Ceci vaut également pour ce qui est de l'Union Européenne. Les objectifs et les idéaux demeurent, mais la direction concrčte de l'union est devenie compliquée et aspire ą la transparence.
Pour un trčs petit pays comme le nōtre, avec une trčs petite langue et une trčs petite culture, l'idée d'źtre noyé dans l'océan des grandes langues, plongé dans un monde global, procure évidemment un sentiment de malaise. Mais face aux grandes puissances, les petits pays affirment leur identité ą travers la culture. Pourquoi et comment l'Europe, une si petite péninsule pauvre en ressources naturelles, a-t-elle réussi ą devenir le principal moteur de la civilisation contemporaine? La réponse tient en deux mots: diversité culturelle. La diversité est la garantie d'un développement harmonieux.
Tout cela pour vous expliquer que nous ne craignons pas d'źtre noyés dans une Europe unifiée. L'Estonie, c'est l'évidence, a besoin de la culture estonienne. Mais, pour la premičre fois dans l'histoire, nous savons que quelqu'un d'autre a aussi besoin de l'Estonie, d'une petite parcelle de notre identité, pour la seule et unique raison qu'elle est différente.

Revenons ą des considérations plus prosaļques. En adhérant ą l'Union européenne, avez-vous l'intention de vous rapprocher des autres pays de la mer Baltique afin de recréer l'ancienne Ligue hanséatique qui a fait votre prospérité entre le XIIIčme et le XVčme sičcle (note) ?

La Ligue hanséatique n'est pas un but en soi, c'est seulement un outil.

Dans quelle mesure vous sentez-vous solidaire des pays de l'Europe du Nord?

Nous sommes insérés dans un systčme de cercles concentriques. Le premier est bien sūr le cercle balto-scandinave. Tout de suite aprčs vient le cercle qui inclut le Nord de l'Allemagne, le Nord de la France, la Belgique, le Luxembourg etc. Et ainsi de suite. En ce qui concerne la France, en particulier, nous nous sentons trčs proches du combat qu'elle mčne pour la préservation de la langue franēaise dans le monde. Nous avons les mźmes préoccupations que vous ą ce sujet.

Le principe a été réaffirmé lors du sommet d'Helsinki: avant d'accueillir de nouveaux membres, l'Union européenne doit réformer ses institutions. Ne craignez-vous pas que Bruxelles prenne prétexte de ces ajustements pour reporter l'élargissement ą plus tard, alors mźme que l'Estonie déploie des efforts considérables pour se conformer aux critčres d'adhésion ?

Les réformes institutionnelles sont en cours et, comme prévu, ces négociations se déroulent parallčlement au processus d'élargissement. Il est évident que ce processus est compliqué et que l'adhésion de nouveaux pays ą l'Union engendre de nombreux problčmes structurels. Nous comprenons qu'il faille les résoudre avant d'aller plus loin. Quant ą nos efforts, je suis certain que l'Union européenne les mesure ą leur juste valeur. Bruxelles n'a aucune raison de se livrer ą des expérimentations humaines. L'Estonie a fait un travail magnifique pour reconstruire son économie. Nos citoyens ont le sentiment que l'Union n'a pas intérźt ą retarder notre admission. Lorsque les deux parties seront prźtes, l'élargissement aura lieu.

Quand ce moment arrivera-t-il?

Tout ce que je peux dire, c'est que nous serons prźts en 2003.

Dans un premier temps, seule l'Estonie a été jugée digne de rejoindre l'Union européenne. Cette différence de traitement vous a-t-elle étonné? Quelles conséquences peut-elle avoir sur les relations entre vos trois pays?

L'adhésion ą l'Union n'est pas un événement sportif oł, parce que l'Estonie a été la premičre invitée, le second ą atteindre la ligne d'arrivée serait considéré comme le perdant. C'est une approche naļve. La différence de traitement dont vous parlez se résume ą une formule simple: qui est prźt est prźt. Cependant, il est non seulement dans notre intérźt mais aussi dans notre mission d'aider la Lettonie et la Lituanie ą devenir membres de l'Union européenne aussi rapidement que possible.

En quoi le sommet d'Helsinki a-t-il répondu ą vos attentes?

Nous avons eu le plaisir de voir la Lettonie et la Lituanie considérés comme pays candidats.

L'apparente absence de solidarité entre les trois pays baltes est surprenante. Ne faites-vous pas partie de la mźme famille?

Vous avez une vision déformée de la réalité, ce qui est compréhensible. Un Brésilien, par exemple, aura du mal ą faire la distinction entre les pays de la mer baltique et les Balkans! Il est donc normal que, vus de France, les trois pays baltes paraissent ne faire qu'un. Or il y a autant de rapports entre l'Estonie, la Lituanie et la Lettonie qu'entre la France, l'Angleterre et l'Allemagne! Nous avons trois cultures différentes avec trois langues différentes, des traditions et des modes de vie totalement ą l'opposé, des religions différentes également. Ces nuances font partie de notre vie quotidienne. Nous sommes capables de reconnaītre un Letton d'un Lituanien parce que nous vivons ici. A une certaine distance, bien sūr, les contrastes s'estompent.

Les trois États baltes sont tout de mźme soudés par une communauté de destin…

C'est certain. Nous avons vécu une histoire commune, surtout grace a M.M. Staline et Hitler, et nous savons que notre avenir sera un avenir commun. Mais pour ce qui est du présent, nos différences sont bien réelles. Grāce ą Dieu, le présent ne dure qu'une seconde !


(1) L'influence de l'Allemagne en Estonie a été trčs forte depuis le XIIIeme sičcle.
(2) Programme mis en place par l'Otan pour des pays non membres.
(3) Note sur l'Estonie d'avant-guerre.
(4) Note sur la Ligue hanséatique.



Franēoise Pons

 

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